Au service de l’État stratège et des intérêts fondamentaux de la Nation

L’intelligence économique (parfois dénommée de façon incomplète « sécurité économique ») peut être définie, ainsi que l’a fait Claude Revel, déléguée interministérielle à l’intelligence économique de 2013 à 2015, « comme un mode de gouvernance fondé sur la maîtrise et l’exploitation de l’information stratégique pour créer de la valeur durable dans une entité. Elle se décline en veille/anticipation, maîtrise des risques (sécurité économique) et action proactive sur l’environnement (influence) ».
L’intelligence économique (IE) concerne ainsi l’ensemble des acteurs économiques, en particulier l’État, les collectivités territoriales et les entreprises. Elle constitue un outil pour assurer, en l’occurrence restaurer, la souveraineté et la puissance de la France en protégeant nos actifs les plus sensibles ou les plus stratégiques pour notre défense, notre sécurité et plus largement les intérêts fondamentaux ou vitaux de la Nation. L’IE s’inscrit aujourd’hui dans un monde globalisé d’affrontements « hors limites » entre puissances dont la stratégie repose moins sur les moyens que sur leurs effets.
Dans le registre de la maîtrise de l’information, l’intelligence économique se distingue de l’espionnage en ce sens qu’elle se pratique à partir de sources ouvertes ou semi-ouvertes, c’est-à-dire dans un cadre légal. Afin de bien délimiter son action, les acteurs du secteur ont, pour le moins en France, mis en place des règles déontologiques et éthiques.
Les faiblesses de la France en matière d’intelligence économique
L’intelligence économique est née dans le monde anglo-saxon dans les années 60, mais il a fallu attendre le rapport d’Henri Martre en 1994 Intelligence économique et stratégie des entreprises pour qu’une lente prise de conscience commence à s’opérer en France, lente en raison des réticences de Bercy, et en particulier de la direction toute puissante du Trésor. Ce n’est qu’en 2004, à la suite du rapport du député Bernard Carayon Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, qu’un poste de haut responsable à l’intelligence économique a été créé et confié à Alain Juillet, rattaché à la structure précédant l’actuel Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
L’École de guerre économique, dirigée par une autre figure de l’intelligence économique, Christian Harbulot, a été créée en 1997 à la suite des recommandations de la Commission intelligence économique et stratégie des entreprises, présidée par Henri Martre.
En dépit de la règlementation sur le contrôle des investissements étrangers en France (1966), visant à consolider notre souveraineté, notre autonomie stratégique et notre savoir-faire dans les domaines « sensibles », la France reste encore en retard en matière d’intelligence économique. Les pays dominants dans ce domaine sont les États-Unis, aujourd’hui rejoints par la République populaire de Chine (RPC) et sa loi sur l’espionnage successivement aménagée (2014-2023) au point d’encourager la vigilance de ses citoyens.
Ce retard est en partie responsable de la baisse d’un tiers de l’industrie manufacturière dans le produit intérieur brut, passant, selon les données de la Banque mondiale, de 24% en 1991 à 16% en 2024 (11% selon l’INSEE), et de la disparition en France de la politique industrielle due à celle du ministère de l’Industrie, ce qui peut s’expliquer aussi par un vide stratégique au niveau de l’État, en matière d’information, d’anticipation et de prévention.
D’ailleurs, depuis la suppression il y a dix ans de l’instance (D2IE) que Claude Revel dirigeait et en dépit du développement d’une double menace sur la souveraineté nationale – la prise de contrôle d’actifs nationaux et la concurrence déloyale – le gouvernement français ne dispose plus de structure en charge de l’IE. C’est sur le domaine plus restreint de la protection des actifs de l’économie française que le Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), rattaché à un seul ministère, celui en charge de l’Économie, a été créé en 2016.
Le droit, arme de l’intelligence économique
Les exemples sont légion ces trente dernières années de ce qu’on peut qualifier de pillage industriel légal, en marge des questions d’extraterritorialité ou de privilège de certains droits nationaux, dont le droit américain. Et encore, les cas connus, grandes entreprises ou PME-PMI, comme Alcatel-Lucent (2006), Pechiney (2007), Alstom (2014), mais aussi Latécoère (2019) ou Photonis (2021), ne constituent vraisemblablement que la partie émergée de l’iceberg malgré ou faute d’une action du SISSE.
Dans ces affaires telles que le rachat de la branche Énergie d’Alstom par General Electric, le droit constitue un levier de prédation, tout particulièrement pour les États-Unis, notamment dans le cadre de l’extraterritorialité.
Les autorités américaines sont régulièrement accusées, sous couvert de mener des enquêtes anti-corruption ou antifraudes, de servir aux États-Unis de bras armé dans leur guerre économique globale, en particulier lorsqu’ils convoitent des groupes étrangers. À côté des enquêtes précitées, elles peuvent également s’appuyer sur d’autres dispositifs (CLOUD Act en 2018, FISA en 1978, et Executive Order 12333 en 1981 sur les activités d’espionnage) qui permettent aux administrations de ce pays d’accéder aux données hébergées par des sociétés américaines dans les serveurs informatiques situés dans d’autres pays. Cela pose également la question des transactions en dollars américains, notamment sur le réseau bancaire SWIFT, d’origine européenne, qui ont permis de condamner des banques comme la BNP-Paribas en 2011.
Plus de trente ans après le rapport Martre, l’intelligence économique devient donc un impératif longtemps délaissé par l’État, mais qui prend toute sa signification du fait de la mondialisation privilégiant la norme financière et le court-termisme au détriment des stratégies industrielles du long terme.
La pratique du soft power
En dehors ou en complément du droit, les États, dans leurs rapports de force, utilisent désormais d’autres leviers, de nature différente, telle l’influence.
La normalisation, outil spécifique du soft power
Selon le vocabulaire, lui-même normalisé, la normalisation (standardization en anglais) produit des normes (standards en anglais). Il faut regretter la confusion sémantique liée à l’emploi du même mot « norme » pour les « normes » volontaires issues de la normalisation et les « normes » juridiques obligatoires (lois, décrets, etc.) – encore appelées compliance ou mise en conformité –, tant décriées du fait de leur surabondance, leur inutilité, voire leur caractère néfaste.
En effet, contrairement à la législation et à la réglementation, les normes issues de la normalisation :
- sont établies, révisées, et même supprimées en concertation par les parties prenantes (acteurs socio-économiques dont les pouvoirs publics peuvent faire partie) ;
- sont d’application volontaire, sauf bien sûr si l’État souhaite rendre une norme obligatoire, ce qui reste rare, mais tend à se développer sous l’effet du lobbying des auteurs de la norme ou du standard (exemple des normes comptables et financières reprises par l’UE).
Par essence, de telles normes répondent aux besoins des marchés et de la société, et s’imposent souvent de facto.
Les États-Unis et l’Allemagne sont historiquement les plus performants en la matière. La RPC s’inscrit dans cette démarche depuis une quinzaine d’années : son ambition est d’être devenue en 2050 « totalement une puissance de normalisation, au bénéfice de toute la population et se positionnant à l’avant-garde du monde ». Les acteurs de ces pays s’impliquent ainsi dans les instances de normalisation internationales telles que l’ISO, européennes et nationales d’autres pays. Même si elle n’a pas à rougir de sa place, la France a encore des progrès à effectuer.
Autres outils du soft power
Parmi les autres instruments du soft power, on notera, en prenant l’exemple de la RPC qui s’est appuyée sur l’expérience occidentale, l’Éducation, par le biais des établissements d’apprentissage de la langue, les antennes de think tanks chinois, ou encore la culture par la production et l’exportation de produits véhiculant les traditions, les valeurs et l’image que le pays concerné veut promouvoir.
Ces techniques ont été très tôt après 1945 développées côté américain, en y ajoutant des instruments d’influence comme le recrutement de Young Leaders ou l’inspiration de notations et classements.
Une stratégie d’ensemble à développer
Quelques actions ont été menées ces dernières années. Ainsi, une nouvelle cartographie des grands groupes, startups et laboratoires de recherche stratégiques a vu le jour. Le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France a également été officiellement renforcé. Les technologies dites “critiques” — dont la cybersécurité, l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs, le laser, le quantique, les nanotechnologies, ou le stockage de l’énergie — font l’objet en principe d’une attention particulière des pouvoirs publics, mais la mise en œuvre est difficile et il manque un suivi annuel précis.
En outre, le gouvernement peut désormais bloquer une acquisition dès lors que la participation envisagée par un investisseur étranger porte sur un minimum de 25% du capital. Ces initiatives sont néanmoins insuffisantes pour préserver les domaines les plus stratégiques face aux offensives ou modes d’action, de plus en plus intenses et sophistiqués, des États-Unis, de la RPC ou de la Russie pour les plus actifs. Les effets de la mise en œuvre de ces mesures annoncées se font par ailleurs attendre, probablement en raison de deux faiblesses : la verticalité du pouvoir décisionnel (Bercy), et l’absence d’une approche transverse autour du concept de sécurité nationale ou de protection des intérêts fondamentaux de la Nation (IFN). Il s’agit d’assurer notre autonomie stratégique telle que l’a définie le général de Gaulle, et que les faits récents consacrent à nouveau aujourd’hui.
Mais au-delà de la nécessité de fixer le cadre légal, réglementaire, normatif et d’impulser une politique en la matière afin de contrer les velléités de nos principaux concurrents sous couvert du droit, il faut aussi et surtout que les autorités facilitent les synergies public-privé au service de l’intérêt général synonyme d’intérêt national. Cela suppose pour l’État de se rapprocher des acteurs de l’économie réelle présents dans nos territoires et, plus généralement, de l’opinion et de la société civile, sources d’informations. Cela donne ainsi à l’ensemble de ces acteurs la possibilité de contribuer à la consolidation de la force morale du pays.
Il apparaît ainsi vital de définir une véritable stratégie d’intelligence économique agile et transverse, assurant notre indépendance, et de s’organiser pour la mettre en œuvre. Elle doit assurer un avantage compétitif pour le pays dans la « coopétition » mondiale en protégeant nos entreprises, et donc nos salariés, notre prospérité, notre savoir-faire et notre innovation, soit, in fine, notre pouvoir d’achat et notre autonomie stratégique. Dans le monde d’aujourd’hui du partage de la connaissance, des données où tout va très vite, où tout s’égalise rapidement, développer des capacités en intelligence économique n’est plus une option pour la France, mais une ardente obligation de souveraineté qui reste par essence nationale. Un impératif de survie et de résilience ! On notera d’ailleurs que le sujet est plus fréquemment abordé ces dernières années avec, en particulier, la proposition de loi « visant à faire de l’intelligence économique un outil de reconquête de notre souveraineté » déposée au Sénat (Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne) ou le rapport Roux de Bézieux sur La sécurité économique des entreprises.
Structurer et assurer la coordination des acteurs de l’intelligence économique à des fins d’autonomie stratégique et de souveraineté renforcées
Proposition n°1
Placer au plus haut niveau de l’État, en la rattachant donc au président de la République, une entité dédiée à l’intelligence stratégique intégrant toutes les instances publiques actuellement en charge de différents aspects de l’intelligence économique. Elle aura pour mission le pilotage de l’IE en associant, dans une approche globale, la veille et l’anticipation, l’appréciation des situations, la maîtrise des risques (sécurités économique et stratégique) et l’action proactive et également offensive sur l’environnement (influence).
Proposition n°2
En parallèle, selon l’esprit de l’ordonnance de 1959 du général de Gaulle, élargir le périmètre d’action du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et le rattacher aussi à la Présidence de la République afin de faire face à des crises multiformes, la conflictualité ayant changé de nature avec l’effacement de la frontière entre le civil et le militaire. Le SGDSN doit ainsi élaborer et adopter une vision stratégique globale ou intégrale allant au-delà de la protection et de la sécurité de l’État pour embrasser la protection des intérêts fondamentaux, vitaux ou essentiels de la Nation (IFN), impliquant non seulement les forces armées (défense), mais aussi ce qui participe à la définition (sécurité) de notre puissance et de notre souveraineté : technologies, industries, agriculture ou alimentation, santé, énergie, etc., y compris le culturel et le cognitif.
Proposition n°3
Fédérer avec agilité les volontés public-privé sous l’impulsion de l’entité précitée, en relation avec le SGDSN ainsi réformé pour :
- assurer le partage et fluidifier la circulation de l’information sensible entre les hauts-fonctionnaires dédiés (services de renseignement inclus), les plus hautes autorités militaires, les parlementaires des commissions de la défense, de la sécurité intérieure, des affaires étrangères, du renseignement et des affaires économiques, ainsi qu’avec les acteurs privés concernés ;
- animer de façon cohérente les acteurs (y compris ceux en charge de la normalisation, de la recherche, de la sécurité numérique, des brevets, etc.).
Déployer les moyens et les actions nécessaires
Proposition n°4
Créer l’équivalent du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) afin de traiter l’information stratégique remontée du secteur privé en vue d’enclencher, si nécessaire, la procédure d’autorisation des investissements étrangers en France.
Proposition n°5
Renforcer, sous l’autorité du SGDSN, les dispositifs de protection des intérêts fondamentaux de la Nation (IFN) tels que le secret défense, le potentiel scientifique et technique (gestion des brevets), les activités et organisation d’intérêt vital, la gestion de données « sensibles » et de l’espace numérique, les activités spatiales, le contrôle comme la gestion de biens à finalité duale (civile et militaire), ainsi que le contrôle à l’exportation d’activités ou biens à haute valeur stratégique.
Proposition n°6
Assurer, au sein de l‘entité dédiée à l’intelligence stratégique, l’élaboration, puis le suivi et la mise à jour régulière d’une stratégie d’intelligence économique comprenant un volet relatif à la normalisation, dont la mise en œuvre est vérifiée lors des conseils de défense et de sécurité nationale. Cette stratégie serait contrôlée par le Parlement, la Cour de comptes et le Conseil d’État.
Proposition n°7
Organiser un ensemble d’actions visant à protéger nos acteurs économiques, notamment dans les territoires, telles que :
- mieux gérer les données économiques sensibles en s’inspirant de la protection du secret de la défense nationale, notamment en ce qui concerne les secteurs stratégiques de nature duale ;
- protéger les données des personnes morales au même titre que le RGPD (Règlement général sur la protection des données), et sanctionner par exemple les hébergeurs qui transmettraient aux autorités étrangères des données non personnelles relatives à des personnes morales françaises en dehors des canaux de l’entraide administrative ou judiciaire ;
- veiller à la bonne application et à la connaissance par les entreprises de la réforme de la loi dite « de blocage » de 1968, effectuée en 2022, loi qui permet de contrer l’extraterritorialité du droit de certains États, tout particulièrement les États-Unis, en évitant que les autorités étrangères ne viennent à connaître des informations sensibles attentant aux intérêts de la Nation, y compris ses intérêts économiques essentiels, lors d’enquêtes.
Proposition n°8
Définir une politique d’actionnariat stratégique et en coordonner les acteurs : administrateurs indépendants, institutions bancaires et financières, cabinets d’avocats, conseils en propriété intellectuelle, organisations telles que l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), l’Agence des participations de l’État (APE) et Bpifrance.
Mobiliser les territoires
Proposition n°9
Afin d’assurer le lien avec les réalités du terrain – territoires et entreprises, PME et ETI en tête – faire vivre, à partir des ressources en personnel existantes, un réseau de référents en intelligence économique reliant les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS) et les structures territoriales des organisations patronales comme professionnelles (notamment les principales fédérations).
Proposition n°10
Définir des règles d’intelligence économique spécifiques aux grands projets liant des PME à des grandes entreprises nationales ou intergouvernementales (Airbus, MBDA, Ariane, etc.) afin de mettre en place un écosystème de confiance partagée, et contrôler leur application.
Sensibiliser et former à l’intelligence économique
Proposition n°11
Adapter et développer les formations françaises en intelligence économique avec un contenu plus transverse (sociologie des organisations, gestion, numérique, techniques de veille et d’influence, approches internationales du sujet, etc.), et le développement d’études de cas.
Proposition n°12
Intégrer dans la formation initiale et continue (opérateurs de compétences ou OPCO) des hauts-fonctionnaires, ingénieurs, scientifiques, juristes et cadres du privé (écoles de commerce) des modules consacrés à l’intelligence économique intégrant le rôle de la normalisation.