Intelligence économique

Une arme déterminante pour la prospérité des Français

L’intelligence économique (également parfois dénommée sécurité économique) est l’ensemble des activités organisées, méthodes et outils de collecte, de traitement et de diffusion de l’information utile aux acteurs économiques. Cela comprend trois champs spécifiques, à savoir les techniques de veille, d’influence et de sécurité informationnelle à travers les organisations, les outils et le facteur humain.

L’intelligence économique se distingue ainsi de l’espionnage en ce sens qu’elle se pratique à partir de sources ouvertes ou semi-ouvertes, soit dans un cadre légal. Afin de bien délimiter son action, les acteurs du secteur ont, pour le moins en France, défini des règles déontologiques et éthiques.

Née dans le monde anglo-saxon dans les années 60, il a fallu attendre les années 90 et le rapport d’Henri Martre intitulé « Intelligence économique et stratégie des entreprises » pour qu’une lente prise de conscience commence à opérer. Lente, car ce n’est qu’en 2004, à la suite du rapport du député Bernard Carayon, qu’un poste de haut responsable à l’intelligence économique a été créé et confié à Alain Juillet. Parmi les précurseurs et principaux promoteurs de l’intelligence économique en France, on peut aussi citer Christian Harbulot et Claude Revel.

En dépit de ces avancées, la France reste encore en retard par rapport aux pays dominants dans ce domaine, au premier rang desquels les Etats-Unis, aujourd’hui rejoints par la Chine.

Les exemples sont en effet légions ces vingt dernières années de ce qu’on peut qualifier de pillage industriel légal. Et encore, les cas ci-dessous constituent vraisemblablement que la face émergée de l’iceberg, ces cas ayant été révélés au grand public, suscitant l’émoi de l’opinion et d’une partie de la classe politique.

Citons par exemple le cas de la fusion entre Alcatel et Lucent en 2006, fusion théoriquement d’égal à égal, à ceci près que tous les salariés doivent depuis lors signer un accord de confidentialité, un document de plusieurs pages transmis à tous les membres du groupe Alcatel-Lucent au moins une fois par an et signé du directeur de la Sécurité NSA pour National Security Agreement, un acronyme qui ressemble fortement à…celui de la fameuse « NSA » (National Security Agency), le célèbre service de renseignement américain. Au bilan, un désastre industriel et une récupération de grande ampleur des technologies (brevets).

Citons également Pechiney, le champion français de l’emballage et de l’aluminium qui a été racheté en 2003 par le canadien Alcan, lequel s’est fait absorber en 2007 par le géant minier anglo-australien Rio Tinto. En 2006, c’est Arcelor, le sidérurgiste européen, qui filait, au terme d’une OPA hostile, dans le giron du géant indien Mittal pour plus de 18 Md€.

On a aussi Technip, spécialiste français de l’ingénierie pétrolière, qui est passé en 2017 sous la coupe du texan FMC Technologies, deux fois plus petit que lui. L’opération a été bouclée au terme, là aussi, d’une fusion théoriquement « entre égaux ». Dans les faits, notre champion a été avalé par les Américains qui contrôlent toujours depuis les activités sous-marines du groupe, stratégiques.

Le cas le plus emblématique du fait de son écho médiatique reste le rachat de la branche Énergie d’Alstom par General Electric (GE) pour près de 13 Md€ en 2014. Avec cette acquisition, le groupe américain a récupéré des activités sensibles pour la France dans les turbines à gaz et à vapeur, l’éolien en mer et les réseaux électriques. En février 2018, Alain Juillet, ex-directeur du renseignement à la DGSE et président de l’Académie de l’intelligence économique, n’avait pas caché, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, son amertume : « Dans le cas d’Alstom, nous avons vendu aux Américains la fabrication des turbines des sous-marins nucléaires, de sorte que l’on ne peut plus produire en France de tels sous-marins sans une autorisation américaine. […] C’est une perte de souveraineté absolue ». Même si l’Etat s’est rattrapé en 2022 en rachetant via EDF les anciennes activités nucléaires d’Alstom, cet épisode a vraisemblablement entraîné une fuite d’informations très sensibles.

Continuons la série avec Latécoère, le groupe toulousain qui devait, à la fin des années 2000, être le pivot de la consolidation de la filière aérostructure en rachetant les activités d’Airbus sous l’œil bienveillant de l’État français pour créer un groupe de taille mondiale. Plus de dix ans plus tard, Latécoère, également spécialisé dans les systèmes d’interconnexion, est contrôlé par un fonds d’investissement américain, Searchlight, un temps lié au puissant fonds KKR. Ce fonds américain détient désormais plus de 60% du capital de l’entreprise. C’est clairement un coup de couteau dans la souveraineté française car ce groupe travaille sur des programmes aussi sensibles que le Rafale, l’A400M, les satellites militaires français (harnais) et, surtout, le missile nucléaire M51. L’ombre de la réglementation américaine International Traffic in Arms Regulations ou ITAR pourrait ainsi planer sur tous ces programmes militaires, soit la nécessité d’obtenir l’autorisation de Washington pour vendre un système d’arme comprenant un composant américain. Et ce, sans compter la problématique extrêmement sensible de la confidentialité sur la dissuasion française et de l’avance de Latécoère sur la technologie photonique très prometteuse (aéronautique, défense, etc.) du Li-Fi (Light Fidelity) qui a un débit cent fois plus rapide que les Wi-Fi existants.

Enfin, que dire de l’affaire de la vente à l’Australie des sous-marins français de Naval Group où le monde anglo-saxon (AUKUS pour Australia, United Kingdom et United States) a fait cause commune en 2021 pour torpiller ce « contrat du siècle ».

Dans ces affaires, notons l’importance du droit comme levier de prédation, tout particulièrement pour les Etats-Unis. Ainsi, dans l’affaire Alstom, le ministère de la Justice américaine (DoJ) est soupçonné d’avoir mené une enquête pour corruption à l’encontre de l’entreprise (qui s’est soldée par une amende de 772 M$) afin de favoriser la prise de contrôle de l’entreprise. C’est ce que soutient Frédéric Pierucci, un ancien dirigeant du groupe, qui a passé deux ans en prison aux États-Unis dans le cadre de cette affaire. « Ce n’est pas une conjecture, les preuves matérielles sont là », a-t-il déclaré à la presse en 2019.

De manière générale, le DoJ est régulièrement accusé, sous couvert de mener des enquêtes anti-corruption, de servir aux États-Unis de bras armé dans leur guerre économique, en particulier lorsqu’ils convoitent des groupes étrangers. Avant sa vente à FMC, Technip avait aussi fait l’objet d’une offensive de la justice américaine, laquelle s’était soldée par le paiement d’une amende de 338 M$ en 2010.

A côté des enquêtes anti-corruption, le DoJ peut également s’appuyer sur le Cloud Act pour aider son tissu économique face à ses concurrents. Le Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act est ainsi une loi fédérale extraterritoriale des États-Unis adoptée en 2018 qui permet aux administrations de ce pays, disposant d’un mandat et de l’autorisation d’un juge, d’accéder aux données hébergées dans les serveurs informatiques situés dans d’autres pays, au nom de la protection de la sécurité publique aux États-Unis et de la lutte contre les infractions les plus graves dont les crimes et le terrorisme.

Enfin, en dehors et en complément du droit, les instances de normalisation (ISO, IFRS, etc.) constituent également un puissant levier d’intelligence économique pour les Etats-Unis afin de favoriser leurs champions, instance de normalisation où la France comme l’Europe ne sont pas encore assez investies.

Aujourd’hui, l’exécutif dit vouloir réagir. Il serait temps ! Ainsi, une nouvelle cartographie des grands groupes, startups et laboratoires de recherche stratégiques a vu le jour, afin de mieux les protéger contre les menaces extérieures. Pour les défendre, une nouvelle organisation interministérielle a aussi été mise en place et le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France (IEF) a été renforcé. Les technologies dites “critiques” – dont la cybersécurité, l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs ou le stockage de l’énergie – font l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics. En outre, le gouvernement peut désormais bloquer une acquisition dès lors que la participation envisagée par un investisseur étranger porte sur un minimum de 25% du capital, contre 33% auparavant. Pas sûr, toutefois, que ces initiatives soient suffisantes pour préserver les domaines les plus stratégiques face aux offensives, de plus en plus intenses, des États-Unis ou de la Chine.

Mais au-delà des pouvoirs publics nationaux, voire européens, qui sont déterminants pour fixer le cadre légale, réglementaire, normatif et pour impulser une politique en la matière afin de contrer les velléités de nos principaux concurrents sous couvert du droit, il faut aussi et surtout que les autorités facilitent les synergies public-privé sur l’autel de l’intérêt général synonyme d’intérêt national. Il faut aussi que ces mêmes autorités sensibilisent les salariés, les agents publics et, plus généralement, l’opinion. Il faut que notre intelligence économique devienne un avantage compétitif pour le pays dans la compétition mondiale afin de protéger nos entreprises, et donc nos salariés, notre prospérité et, in fine, notre pouvoir d’achat. Dans le monde d’aujourd’hui du partage de la connaissance, des données où tout va très vite, développer des capacités en intelligence économique n’est plus une option pour la France comme dans les années 90, mais une ardente obligation !

La nécessité de mieux structurer et coordonner les acteurs de l’Intelligence économique

Proposition n°1

Monter une structure interministérielle agile sous couvert du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) afin de fédérer les énergies public-privé en animant les acteurs concernés (AFNOR, CEA, ANSSI, INPI, DGE, DREETS, pôles de compétitivité, etc.) et en fluidifiant la circulation de l’information sensible entre les hauts-fonctionnaires dédiés (services de renseignement inclus), les plus hautes autorités militaires, les parlementaires des commissions de la défense, de la sécurité intérieure et du renseignement ainsi que les acteurs économiques relevant des directives nationales de sécurité (DNS) et/ou du statut des opérateurs d’importance vitale (OIV).

Proposition n°2

Créer, toujours sous couvert du SGDSN rattaché au Premier ministre, l’équivalent du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) afin de traiter l’information stratégique remontée du secteur privé en vue d’enclencher si nécessaire la procédure d’autorisation des investissements étrangers en France (IEF).

Proposition n°3

Afin de rester connecté aux réalités du terrain et des territoires, créer un réseau de référents en intelligence économique au sein des directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS, ex-DIRECCTE), et ce, en coordination avec les conseils régionaux en charge du développement économique local, des branches professionnelles et des organisations patronales.

Proposition n°4

Faire nommer un responsable intelligence économique au sein des structures territoriales des organisations patronales (MEDEF, CPME et U2P) et professionnelles (notamment au sein des principales fédérations) afin de resserrer les liens en la matière avec les entreprises, tout particulièrement les PME et ETI.

Agir pour recouvrer de la souveraineté économique

Proposition n°5

Mieux gérer les données économiques sensibles en s’inspirant de la protection du secret de la défense nationale.

Proposition n°6

Mettre en place des règles d’intelligence économique spécifiques dans le cadre des grands projets et entreprises intergouvernementaux (Airbus, MBDA, Ariane, etc.).

Proposition n°7

Solliciter l’Agence des participations de l’Etat (APE) et BPI France pour mener une réflexion sur l’actionnariat stratégique.

Proposition n°8

Mieux coordonner l’action dans les territoires des acteurs de l’intelligence économique précités avec les services de renseignement.

Proposition n°9

Veiller à la bonne application et à la connaissance par les entreprises de la réforme de la loi dite « de blocage » de 1968 effectuée en 2022 à la suite du rapport du député Gauvain de 2019. Cette loi permet de contrer l’extraterritorialité du droit de certains Etats, tout particulièrement les Etats-Unis, en évitant que les autorités étrangères ne viennent à connaître des informations sensibles attentant aux intérêts de la Nation, y compris ses intérêts économiques essentiels, lors d’enquêtes. Elle oblige les autorités étrangères à respecter les canaux de l’entraide judiciaire ou administrative internationale.

Proposition n°10

Etendre le Règlement général sur la protection des données (RGPD) à la protection des données des personnes morales (sanctionner par exemple les hébergeurs qui transmettraient aux autorités étrangères des données non personnelles relatives à des personnes morales françaises en dehors des canaux de l’entraide administrative ou judiciaire).

Sensibiliser et former à l’intelligence économique

Proposition n°11

Comme pour la Défense, définir une stratégie pour le pays en matière d’intelligence économique à travers un livre blanc élaboré sous couvert du SGDSN et révisé régulièrement.

Proposition n°12

Former les décideurs publics et privés du pays à l’intelligence économique en cursus initial puis continu. Pour ce qui concerne les acteurs privés, la formation continue en la matière pourrait être réalisée par les opérateurs de compétences (OPCO, ex-OPCA) affiliés aux branches professionnelles, et ce, afin de rester au plus près des réalités et menaces propres aux différents secteurs d’activité.

Proposition n°13

Sensibiliser les chefs d’entreprise de start-up, de TPE et de PME via un guide téléchargeable sur les sites des organisations patronales, guide conçu sous couvert du SGDSN (actualiser régulièrement et diffuser plus largement le guide existant à l’attention des PME).

Proposition n°14

Adapter les formations françaises en intelligence économique avec un contenu plus transverse (sociologie des organisations, gestion, numérique, techniques de veille et d’influence, approches internationales du sujet, etc.) ainsi que le développement d’études de cas.

Proposition n°15

Acculturer les entreprises à la gestion des brevets par l’intermédiaire des organisations patronales, des fédérations professionnelles, des OPCO et mettre en place un portail dédié avec des conseils en ligne (cf. les propositions sur le Numérique).